Les flots de l’abîme s’appellent l’un l’autre (Psaume 41)
Toile de John Michael Groves
On se souvient de deux mille naufrages en dix siècles sur la côte Nord des Cornouailles. C’est que les ports ne peuvent y abriter que de petits navires, les falaises sont élevées, les rochers au large acérés. L’Atlantique y envoie de forts coups de vent.
Des parties de cette côte sont particulièrement inhospitalières. Death Valley, Deadman’s Cove, Hell’s Mouth entre autres désignent quelques sites non dépourvue de danger, dont des anses obscures couvertes de gros galets ronds, inaccessibles, défendues par des îlots.
Parmi les épaves énumérées, certaines sont encore visibles du haut des falaises ou en photo. Ainsi le Sarah Evans, dernier caboteur voilier, abandonné, battus par les flots, les voiles déchirées… A d’autres endroits subsistent, dispersés, des tôles et des débris de moteurs rouillés. Ou encore une coque intégrale déposée sur le granit ou brisée en équerre sur les galets, ou un voilier aux mâts, munis de voiles à moitie carguées, parallèles à la pente de l’énorme falaise
Visions pathétiques. Pourquoi tant de vies se terminant selon le scénario d’un naufrage ?
Mais on trouve au dessus des falaises un paysage radicalement différent. Monde rural aux alpages ondulant à l’infini, striés d’épaisses haies qui définissent des limites de propriété et forment des enclos pour le bétail. Haies très anciennes qui peuvent remonter au Moyen Âge.
Haies comme des digues végétales pour lutter aussi contre les violents vents de l’Atlantique dont l’inclinaison des aubépines, couverte de lichens, indiquent la direction.
L’âge des haies a pu être déterminé en observant que sur une longueur de 30 mètres une nouvelle espèce y est introduite tous les 100 ans, alors que ces haies comptent au total une trentaine d’espèces de végétaux. L’importance des haies est manifestée par l’existence d’un droit des haies et clôtures, tout comme aux Pays-Bas existe depuis le moyen-âge un droit des digues et des canaux.
Le contraste des deux paysages opposés n’épuise pas ce que peut offrir cette région. Au centre se profile le plateau du Bodmin Moor, vaste lande inhabitée dominée par des crêtes qui atteignent 420 mètres. Du haut de celle–ci on peut, par beau temps, observer à la fois la Manche et l’Atlantique. Le climat y est rigoureux, la marche sur le sol spongieux est exigeante, l’orientation demande intuition et rigueur. Car nous ne disposons pas de carte et le terrain n’est que partiellement balisé. Par temps de brouillard on se trouverait dans la même situation qu’un voilier au large de côtes dépourvues de phare. Région envoûtante qui fait que l’on ne tient pas compte de l’avis de l’office du tourisme qui déconseille de persévérer en ce jour de pluie annoncée.
De toutes les possibilités offertes aux marcheurs, le sentier côtier de plusieurs centaines de kilomètres présente un intérêt majeur. Lieu de liberté et de vérité. Le succès dépend essentiellement de l’endurance. L’effort à fournir est celui que l’on vit en montagne, tant les dénivellations sont raides et nombreuses et proche le vide.
Liberté du regard couvrant l’océan aux teintes passant de l’émeraude au gris via des bleus frangés par l’écume blanche. De longues vagues déferlent lentement par temps relativement calme.
Au large du cap de Hartland Point, l’île de Lundy émerge comme une puissante carène. Haute, elle est signe de beau temps ; claire, c’est la pluie ; blanche, la neige. Au-delà, on entre dans la paix du Bristol Channel.
L’habitat est relativement rare. La vie est rude dans ce pays, plus particulièrement qu’ailleurs affaire de « problem solving » ou de « struggle thinking ».
Mais le pays est favorable au tourisme.
Et la population a soigneusement entretenu de grandes légendes comme celle du roi Arthur et de la recherche du Graal. Le château de Tintagel est le plus grand témoin du mythe. Château aussi long que le château cathare de Peyrepertuse, réparti de part et d’autre du centre effondré.
Le tourisme c’est aussi Clovelly, sur le Bristol Channel. Village musée plongeant du haut de la falaise jusqu’au petit port de pêche. La vue enchanteresse sur le channel sauve quelque chose de l’âme du village. Dans la pièce principale d’une petite maison je rencontre Charles Kingsley en personne écrivant son fameux roman publié en 1855 « Westward Ho ! ». Pasteur exigeant mais ouvert à l’histoire et aux idées de Darwin, il écrivit aussi un violent pamphlet contre John Henry Newman à l’occasion de la conversion au catholicisme de celui–ci.
Époque de radicalisme malgré l’ouverture aux idées d’évolution. Radicalisme conforme à celui des falaises séparant le plateau rural protégé par les haies de l’Atlantique sauvage. Clovelly est un site dompté dont on revient assuré que la côte Atlantique des Celtes, des aventuriers, des marins, des fraudeurs et de tout ceux qui vivent en marge, va de Hartland Point à Land’s End. « C’est dans cette étrange région que tant de curieuses syllabes celtiques subsistent, comme l’appellation « Gore », syllabes remplies d’anciennes associations mythologiques », remarque Powys au sujet d’une région voisine.
Des noms de villages et de hameaux rappellent ceux de Bretagne.
Des hommes viennent les mots,
Les mots façonnent les hommes,
Les hommes modèlent le paysage,
Les mots racontent les mouvements de l’inerte et du vivant.
Beckett a pris la relève de Charles kingsley en écrivant Worstward Ho. Récit qui envisage l’élimination des mots. Cet opuscule confirme ce que dit Qohéleth : « touts les mots sont usés, on ne peut plus les dire ».
Et pour cela dire encore. Dire pour dire pire. Dire des mots qui parfois sonnent vrai mais sont sujets à manquer d’ineptie. Dès lors ils doivent empirer encore…, dit Beckett en ne voulant plus rien dire.
Nous ne partageons pas cette vision d’un naufrage des mots. Il reste une place pour la
Métaphysique
Lire Shakespeare à minuit,
ne pas dormir, penser,
s’interroger, creuser,
“To be or not to be“,
pourquoi l’étant
plutôt que rien ?
C’est au cimetière que ce tourment,
Qu’on dit métaphysique,
Saisit le prince Hamlet,
Lui trouble le tempérament
Tandis que chante gaiement
Le maraud magnifique,
soupesant tibias, crâne, osselets,
De tous grands beaux d’antan.
Sans plus souples grimaces
sur néant de lèvres, Yorick,
hélas pauvre bouffon,
De son tombeau profond
Nous montre le chemin
Sans pouvoir répondre au refrain :
Néant,
Pas de néant ?
Que oui ou non cela vous plaise,
Mieux vaut que s’angoisser
S’étonner, s’émerveiller.
Quittez donc le cimetière,
d’Ophélie oubliez les yeux chavirés.
Villon l’a bien chanté :
« Il n’est trésor que de vivre à son aise »